Chapitre 6

 

 

D’habitude, je ne raffole pas des longues missives. Ce sont généralement les moins intéressantes. Depuis plus de seize ans, j’ai reçu un si grand nombre de courriers que, sans le vouloir, j’ai développé une théorie instinctive et expérimentale de l’art épistolaire. Ainsi, j’ai observé que les meilleures lettres ne dépassent jamais deux feuilles A4 recto verso (j’insiste sur le recto verso : l’amour des forêts contraint à l’opisthographie. Ceux qui s’y refusent au nom d’une vieille règle de politesse ont d’étranges priorités). Ce n’est pas absurde, il y a de l’irrespect à s’imaginer avoir plus à dire et le manque d’égard ne rend pas intéressant. Madame de Sévigné l’a très bien dit : « Pardonnez-moi, je n’ai pas le temps de faire court. » Elle illustre d’ailleurs très mal ma théorie : ses épîtres sont toujours passionnantes.

Très différent de Madame de Sévigné, Melvin Mapple m’offrait un sacré contre-exemple de plus. Ses lettres ne me paraissaient même pas longues, tant elles me captivaient. On les sentait écrites sous l’empire de la plus absolue nécessité : il n’est pas de meilleure muse. Je ne pouvais faire autrement que d’y répondre aussitôt, contrairement à mes usages.

 

Cher Melvin Mapple,

 

Merci pour votre courrier qui m’intéresse de plus en plus. Ne craignez pas de me gaver : vous ne m’écrirez jamais assez à mon gré.

Oui, votre boulimie comme celle de vos comparses est un acte de sabotage. Je vous en félicite. On avait déjà entendu le slogan : « Faites l’amour, pas la guerre. » Vous, c’est : « Faites le gueuleton, pas la guerre ! » C’est infiniment louable. Mais j’ai conscience du danger que vous courez et je vous prie, dans la mesure du possible, de prendre soin de vous.

Amicalement,

Amélie Nothomb

Paris, le 24/03/2009

 

Chère Amélie Nothomb,

 

Votre lettre m’arrive au bon moment. Mon moral est au plus bas. Hier, nous nous sommes attrapés avec les maigres du contingent. C’était pendant le dîner. Nous, les obèses, nous avons l’habitude de manger ensemble : ça nous permet de bâfrer sans complexes, entre nous, et de ne pas essuyer les regards et les remarques désobligeants. Quand l’un se surpasse en bouffant encore plus, nous le congratulons d’un propos louangeur de notre invention : « That’s the spirit, man ! » Cette phrase déclenche notre hilarité, allez savoir pourquoi.

Hier soir, sans doute à cause du manque de combats de ces derniers temps, les autres sont venus autour de notre table pour nous provoquer :

– Alors, les tas de graisse, ça roule ?

Comme ça commençait en douceur, on ne s’est pas inquiétés, on a répondu les banalités d’usage.

– Comment vous faites, pour bouffer comme ça, alors que vous êtes tellement énormes ? Avec vos réserves, vous ne devriez pas avoir faim.

– Il faut bien qu’on nourrisse nos kilos, a dit Plumpy.

– Moi, ça me dégoûte de vous voir bâfrer comme ça, a lancé un minus.

– T’as qu’à pas nous regarder, ai-je répondu.

– Oui, mais comment faire ? Vous monopolisez tout le champ du regard. On aimerait contempler autre chose, mais il y a toujours un bourrelet qui nous en empêche.

Nous avons ri.

– Ça vous fait rigoler ?

– Oui. Vous faites de l’humour, alors on rit.

– Ce serait pas plutôt voler la nourriture de l’armée qui vous amuse ?

– On vole pas. Tu vois : on bouffe devant tout le monde, sans se cacher.

– Ouais. C’est pas pour ça que c’est pas du vol. Chacun d’entre vous dévore dix fois nos rations.

– On vous empêche pas de manger plus.

– On n’a pas envie de manger plus.

– Il est où le problème, alors ?

– Vous volez l’armée. Donc, vous volez l’Amérique.

– L’Amérique se porte bien.

– Y a des tas de gens qui meurent de faim au pays.

– Ce n’est pas notre faute.

– Qu’est-ce que vous en savez ? C’est à cause de voleurs et de profiteurs de votre espèce qu’il y a des miséreux chez nous.

– Non. C’est à cause de voleurs beaucoup plus haut placés.

– Donc, vous reconnaissez que vous êtes des voleurs.

– On n’a pas dit ça.

Ça a vite dégénéré.

Bozo s’est levé le premier pour cogner un maigrichon. J’ai essayé de l’en empêcher :

– Tu vois bien que c’est ce qu’il veut !

– Il va l’avoir !

– Non ! Tu seras envoyé au trou.

– Personne m’y mettra.

– Il faudra élargir la porte du trou, a gueulé le petiot.

Là, je n’ai plus pu retenir Bozo. La bagarre a éclaté. Les gros ont l’avantage a priori, c’est évident. Notre masse terrasse n’importe qui. Notre talon d’Achille, c’est la chute. Si on tombe, on a du mal à se relever. Les autres avaient bien compris le truc. Du coup, ils se plaquaient à nos chevilles, essayaient le croc-en-jambe ou roulaient à terre comme des bouteilles dans nos pieds. Plumpy a chuté : ils se sont rués sur lui et l’ont tabassé. On est venus à la rescousse, on arrachait les minus qui s’acharnaient sur le corps de Plumpy, comme si c’était des poux. Un cuistot est entré avec un plat de chili con carne. Un type lui a arraché la casserole des mains et a versé le chili bouillant sur la tête de Plumpy en riant : « T’as faim ? Bouffe ! » Le malheureux a hurlé. Le cuistot a alerté les autorités qui sont venues nous mettre en joue. Ça a calmé le jeu. Mais le pauvre Plumpy a le visage brûlé au deuxième degré. Les salauds !

Il y a eu des sanctions. Pas uniquement contre les maigres ! Pendant l’espèce de jugement, on a eu beau dire que c’était une provocation, ça ne nous a pas blanchis. Un type a même protesté que nous étions des provocations sur pattes, à cause de nos dimensions, et l’autorité n’a pas contesté. On sentait qu’ils étaient d’accord.

Bozo a eu droit au même verdict que celui qui a défiguré Plumpy : trois jours d’arrêts. Il a gueulé :

– Donc, je dois me laisser insulter ?

– Il ne faut pas attaquer physiquement son adversaire.

– C’est pourtant ce qu’il faisait, lui !

– Vous jouez sur les mots.

Ce que personne n’a dit au procès, mais que nous avons tous senti, c’est combien on nous déteste. Si les bien enrobés peuvent susciter de la sympathie, les obèses sont haïs, c’est comme ça. Il faut reconnaître que nous ne sommes pas beaux. Je nous ai regardés attentivement : le pire n’est pas le corps, c’est le visage. L’obésité donne une expression hideuse, à la fois blasée, larmoyante, contrariée et stupide. C’est mal parti pour plaire.

Après cette parodie de justice, nous avions le moral par terre. Comme nous prenions un milk-shake à la cafétéria pour nous remettre, le cuistot qui avait apporté le chili est venu nous parler. Il partageait notre indignation, il pensait à Plumpy. Pour une fois qu’un mince était de notre côté, je lui ai ouvert mon cœur. Je lui ai dit que si on bouffait à ce point, c’était par révolte, c’était une réponse violente à la violence que nous subissions.

– Le contraire ne serait-il pas plus habile ? a-t-il suggéré.

– Que veux-tu dire ? ai-je demandé.

– Une grève de la faim marquerait davantage les esprits et vous attirerait l’estime de tous.

Nous avons échangé des regards de consternation.

– Tu as vu à qui tu parles ? ai-je dit.

– N’importe qui peut faire la grève de la faim, a répondu cette âme simple.

– Déjà, je ne pense pas que n’importe qui peut le faire. Mais surtout pas nous. Tu ne vois en nous que des hommes aux réserves énormes. La vérité, c’est que nous sommes les pires junkies de la terre. La bouffe à haute dose, c’est une drogue plus dure que l’héroïne. Bâfrer, c’est le shoot assuré, on a des sensations pas croyables, des pensées indescriptibles. Une grève de la faim équivaudrait pour nous à une désintoxication gravissime, comme ces camés à l’héroïne qu’il faut enfermer. Nous, le cachot n’y suffirait pas. Il n’y aurait qu’un seul moyen de nous empêcher de manger : la camisole de force. Mais je ne pense pas qu’il en existe de notre taille.

– Gandhi, lui…, a commencé le cuistot.

– Arrête. Les probabilités que Bozo devienne Gandhi, tu sais combien il y en a ? Zéro. Et mes potes et moi, pareil. Exiger de nous que nous soyons des saints, c’est dégueulasse. Tu ne risques pas non plus d’en devenir un, alors pourquoi l’attendre de nous ?

– Je ne sais pas, je cherche une solution pour vous.

– Et comme toujours, les gens comme toi ne l'imaginent que dans le dépassement de soi. Il semblerait que pour les obèses, il n’y ait que ça. Or l’obésité est une maladie. Quand quelqu’un a le cancer, personne n’est assez impudent pour lui suggérer le dépassement de soi. Oui, je sais, on ne peut pas comparer. Si nous pesons 180 kilos, c’est notre faute. On n’avait qu’à pas bouffer comme des porcs. Le cancéreux, c’est une victime, nous pas. On l’a cherché, on a péché. Alors on doit se racheter par un acte de sainteté, histoire d’expier.

– Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.

– Ça veut dire ça quand même.

– Merde, je suis de votre côté, les gars.

– Je sais. C’est ça qui est terrible aussi, même nos amis ne nous comprennent pas. L’obésité n’est pas une expérience communicable.

Là, j’ai pensé à vous. C’est peut-être une illusion due à la correspondance : j’ai l’impression que vous me comprenez. Je sais que vous avez souffert de problèmes alimentaires, mais très différents. Ou alors c’est parce que vous êtes écrivain. On imagine, peut-être naïvement, que les romanciers ont accès à l’âme des gens, aux expériences qu’ils n’ont pas vécues. Ça m’avait frappé dans De sang froid de Truman Capote : cette impression que l’auteur connaissait intimement chaque personnage, même secondaire. Je voudrais que vous me connaissiez comme ça. C’est sans doute un souhait absurde, lié au mépris dont je suis l’objet et dont je souffre. Il me faut un être humain qui soit en dehors de tout ça et qui en même temps soit proche de moi : c’est ça, un écrivain, non ?

Vous me direz qu’il y a d’autres écrivains et qu’en plus, l’anglais n’est pas votre première langue. Je sais. Mais c’est vous qui m’inspirez ça, je n’y peux rien. J’ai passé en revue dans ma tête tous les romanciers vivants. Bien sûr, j’avais lu un article dans lequel vous disiez que vous répondiez à votre courrier, ce qui n’est pas fréquent. Cependant, je vous jure que ce n’est pas pour cette raison. C’est comme si, avec vous, tout était possible. J’ai du mal à l’expliquer.

Rassurez-vous, je ne vous prends pas pour un psy. Des psys, il n’en manque pas ici. J’en ai essayé plusieurs. On leur parle trois quarts d’heure dans le plus profond silence et puis ils vous prescrivent du Prozac. Je refuse d’avaler ça. Je n’ai rien contre les psys. Seulement, ceux de l’armée américaine ne me convainquent pas. Ce que j’attends de vous est différent.

Je veux exister pour vous. Est-ce prétentieux ? Je l’ignore. Si ça l’est, pardonnez-moi. C’est ce que je peux vous dire de plus vrai : je veux exister pour vous.

Sincèrement,

Melvin Mapple

Bagdad, le 31/03/2009